Sexe, Meurtres et Cappuccino

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Sexe, Meurtres et Cappuccino Page 4

by Kyra Davis


  — Où est-il, au fait ? demandai-je.

  — Là, dit le petit homme en accompagnant ses paroles d’un geste du menton.

  Je suivis la direction qu’il indiquait… et manquai de tomber à la renverse. Mes pieds douloureux, pour une fois, n’y étaient pour rien.

  — Marcus, murmurai-je, une main sur mon cœur. Tu vois ce que je vois ?

  Pour toute réponse, Marcus émit un gargouillement ému.

  — Tout à fait de ton avis. Je te préviens, à partir de maintenant, c’est chacune pour soi.

  Sans prêter plus d’attention au collectionneur grognon qui s’éloignait à la recherche d’oreilles plus compatissantes, Marcus et moi observâmes l’artiste sans dissimuler notre admiration. Donato Balardi était une sorte d’Apollon aux longs cheveux noirs jusqu’aux épaules, qu’il avait fort larges, et il était doté de pectoraux d’anthologie qui roulaient sous sa chemise de soie. Son pantalon épousait comme une seconde peau ses hanches étroites, son ventre plat, sa… Bref. En un mot, il était un ange de virilité tombé sur terre.

  Son regard de velours parcourut l’assemblée… et se posa sur nous.

  — Seigneur, il vient vers nous ! murmura Marcus d’une voix étranglée.

  — Génial. Si tu pouvais lâcher mon bras…

  — Il est gay. Je le sais. Je le sens.

  — Super, Marcus. Mais sois gentil, lâche mon bras, tu vas me l’arracher.

  Donato Balardi n’était plus qu’à un pas de nous. Marcus se trompait. Dieu n’aurait pas permis qu’un aussi bel échantillon du genre masculin échappe à la cause des femmes. Je lui tendis une main — celle dont Marcus m’avait laissé l’usage — et, faisant appel à toute ma volonté, levai les yeux vers son visage.

  L’effort en valait la peine. L’Italien était beau à se damner, avec son front pur, ses sourcils à l’arc tracé de main de maître, son nez au dessin aristocratique, ses lèvres d’une sensualité torride et son regard de braise… tourné vers Marcus.

  — Bienvenue. Je suis Donato Balardi.

  Ils échangèrent une poignée de main si longue que j’aurais eu le temps de bâiller si j’avais été moins bien élevée. Quelle déveine ! Le plus bel homme de la création me remarquait, moi, entre toutes les femmes qui peuplaient cette salle bondée, il traversait la pièce pour venir à ma rencontre… et il flashait sur mon coiffeur.

  Quelquefois, je hais San Francisco.

  Marcus et Donato (horreur, même leurs prénoms sonnaient bien ensemble) se lancèrent dans une conversation dont je fus rapidement exclue. Ou plutôt, une pseudo-conversation, prétexte à se déshabiller du regard sans rien en laisser paraître.

  Puisque ma présence n’était plus requise, je claudiquai jusqu’au bar, dans la plus parfaite indifférence des deux gentlemen, qui n’avaient pas écouté un mot des excuses que j’avais murmurées.

  Un barman au physique avantageux, probablement gay, lui aussi, me demanda avec chaleur :

  - Que puis-je vous offrir ?

  - Ce que vous avez de plus alcoolisé.

  - Tiens, c’est votre alternative au milk-shake ?

  La remarque ne provenait pas du barman, mais de derrière moi. Je pivotai sur mes talons. Le Russe du Starbucks était là, un verre à la main et un sourire ultrabright aux lèvres.

  3

  Elle regarda les éclats de verre pulvérisés sur le carre lage de la cuisine. Quelqu’un s’était introduit chez elle en son absence.

  Sex, Drugs & Murder

  — Dites-moi que je rêve. Vous me suivez ou quoi ?

  Mister Néandertal laissa échapper un rire aux accents caractéristiques de l’homo sapiens, ce qui représentait une nette évolution.

  — Ravi de voir que votre ego est toujours en pleine forme. Au risque de vous décevoir, non, je ne vous suivais pas. Je suis un ami de Gary Sussman, le propriétaire. Nous partagions un appartement à New York.

  — Pauvre de lui.

  Je me tournai vers le barman.

  — Une vodka-Martini sans glaçons.

  Puis, comme le type ne s’en allait pas :

  - Eh bien, vous êtes toujours là ? fis-je mine de m’étonner.

  - Vous avez raison, je ne me suis pas présenté. Anatoly Darinsky.

  Et il me tendit la main.

  On pouvait dire ce qu’on voulait de ses goûts en matière de café, il avait toujours d’aussi jolies mimines. Pourtant, je me refusais à serrer des doigts qui m’avaient arraché mon New York Times le matin même.

  — Que voulez-vous que ça me fasse ?

  — A vous, je ne sais pas, mais j’avais envie de me présenter.

  Il avait toujours la main en l’air.

  — Sophie Katz, dis-je en la serrant sans réfléchir.

  Flûte ! C’était sorti tout seul. Je n’eus pas le temps de le regretter. Sa paume était chaude, ferme, enveloppante… exactement comme je les aimais. Avec lui, la poignée de main était un véritable préliminaire. Il était peut-être temps d’envisager une promotion pour son propriétaire. Tiens, c’était mon jour de bonté : je le faisais passer de la case Néandertal à la case Cro-Magnon.

  — Katz… Votre père est juif ? demanda Darinsky en faisant signe au barman de lui servir la même chose qu’à moi.

  — Il s’est converti. Par amour pour ma mère.

  — Pourtant, ce nom…

  — Il s’appelait Christianson, mais ma mère a déclaré qu’elle préférerait s’étrangler plutôt que de s’appeler « Mme Christianson ». Alors mon père a eu l’idée de changer de patronyme et a proposé Katz.

  Darinsky scruta mon visage avec méfiance.

  — Voilà qui est intéressant.

  Personnellement, je ne savais toujours pas si je devais considérer cette initiative comme l’expression d’une heureuse créativité ou comme le signe d’une grave névrose de couple, mais ce n’étaient ni l’heure ni le lieu pour en débattre.

  Darinsky eut la bonne idée de changer de sujet.

  — Eh bien, que pensez-vous de Balardi ?

  — Extraordinaire !

  — Toute cette peinture gaspillée, ça ne vous dérange pas ?

  Bon sang, de quoi parlait-il ?

  — Oh, son travail !

  Il esquissa une grimace de dégoût qui me rendit mon énergie. Ah, il n’appréciait pas l’art de l’Italien ? Je réprimai un sourire de satisfaction. C’est toujours un plaisir de pouvoir contredire un casse-pieds, même s’il vous en coûte de cracher sur ce que vous aimez.

  Toutefois, avant de passer à l’attaque, je jetai un coup d’œil sur les toiles accrochées aux murs pour me forger une idée de leur style. J’allais avoir besoin d’arguments pour contrer les avis de Darinsky.

  — Quelle horreur !

  J’étais entourée de toiles sur lesquelles Donato semblait avoir jeté ses seaux de peinture sans même regarder s’il visait correctement. Je penchai la tête, clignai des yeux, passai très vite de l’un à l’autre. Sans succès : le résultat restait désespérément laid. Qui avait décidé qu’il s’agissait d’œuvres artistiques ? Même Andy Manning pouvait en faire autant.

  Il fallait pourtant trouver une qualité au travail de Donato, pour la seule satisfaction de contredire Darinsky. Je m’approchai de la toile la plus proche dans l’espoir de lui trouver le petit quelque chose qui la sauverait. Elle était constituée d’une large et unique tache verdâtre et dégoulinante. Je regardai le titre. Verdi.

  — Ah, celle-ci est ma préférée.

  Je m’aperçus alors que l’artiste se trouvait juste derrière moi, Marcus dans son sillage.

  — J’adore ta façon de manier les couleurs ! roucoula ce dernier.

  Je fusillai Marcus du regard, sans résultat. Il ne me voyait même plus. Donato, lui, s’était tourné vers moi et semblait attendre que je précise ma pensée. Je réfléchis aussi vite que possible. Que pouvait-on penser d’un tel fatras optique ?

  — Hum… au niveau du concept, c’est le plus abouti. Et ce vert ! C’est la représentation idéale de la… de la… verditude !

/>   Un sourire de béatitude éclaira le visage d’Apollon.

  — Tu m’as compris ! s’écria l’artiste en pressant ma main contre son cœur. J’ai voulu exprimer le vert tel qu’en lui-même.

  Marcus parut enfin remarquer ma présence. Il avait l’air un peu fâché. Darinsky, lui, se tenait toujours en retrait, devant le bar, à portée d’oreille. Lui semblait s’amuser comme un fou. Quant à Donato, on aurait dit qu’il attendait d’autres remarques élogieuses de ma part. Estimant que j’avais donné mon maximum, j’opérai un repli stratégique.

  — Est-ce que tu connais mon ami Anatoly Darinsky ?

  Celui-ci parut surpris, voire gêné. Cela ne dura qu’une nanoseconde, puis il se reprit. Tout compte fait, la situation prenait un tour intéressant.

  — Donato, Marcus, je vous présente Anatoly. Il vient d’arriver de New York. Anatoly, voici mon ami Marcus, et bien sûr, Donato, que nous sommes tous venus admirer.

  — Son travail, rectifia Darinsky.

  — Pardon ?

  Mon attention avait une fois de plus été distraite par les pectoraux de Donato.

  — Nous sommes venus admirer son travail, pas sa personne. Je croyais que nous étions d’accord sur ce point ?

  D’un bref regard, je tentai d’évaluer les dimensions de la table qui faisait office de bar. Trop petite pour que je puisse me dissimuler dessous et y attendre la fin de la soirée. Par chance, Donato ne releva pas la remarque désobligeante de Darinsky à mon égard.

  — Au fond, quelle différence ? demanda-t-il onctueusement. Tout est Art ! M’admirer, c’est admirer mon travail. Admirer mon travail, c’est m’admirer.

  — Il faut reconnaître que dans votre genre, vous êtes un chef-d’œuvre, répliqua Darinsky.

  Cette fois-ci, c’est Marcus qui prit l’initiative de réorienter le débat.

  — Où vous êtes-vous connus ? me demanda-t-il en désignant Darinsky d’un coup d’œil curieux.

  — Au Starbucks, répondit ce dernier. Je lui ai offert mon journal.

  Ma main se crispa sur mon verre, mais je parvins à conserver une apparence de sourire. Une étincelle de pure malice s’alluma dans le regard brun de Darinsky, qui fit signe au barman.

  — Un autre Martini pour mademoiselle, s’il vous plaît.

  Puis, se tournant vers l’artiste.

  — M. Balardi… je prononce correctement ?

  — Donato.

  — Donato, je suis très intrigué par la toile blanche, là-bas.

  Il désigna une grande toile vierge qui trônait au centre du mur.

  — Oh, vous l’avez remarquée ? C’est mon hommage au minimalisme.

  — Votre hommage au minimalisme, répéta Darinsky en détachant les mots.

  — Exact. La simplicité dans toute sa pureté.

  — Je vois…

  Darinsky croisa les bras sur sa poitrine, avant de reprendre :

  — Et c’est avec nos impôts qu’on subventionne ça ?

  — Eh bien, Anatoly, dans quel quartier de San Francisco t’es-tu installé ? demanda Marcus en étouffant une petite toux gênée.

  — J’ai trouvé un appartement dans Russian Hill.

  Je parvins à retenir mon verre, mais une partie de son contenu se répandit sur mes pieds, sans apporter le moindre soulagement à mes ampoules.

  — Pardon ?

  — Quelle heureuse coïncidence ! s’écria Marcus en battant des mains. Puisque vous habitez si près l’un de l’autre, je suis sûr qu’Anatoly sera ravi de te raccompagner, Sophie.

  — Tu ne me ramènes plus à la maison, Marcus ?

  — Bien sûr, bien sûr.

  Il dansa d’un pied sur l’autre.

  — Enfin, si tu ne peux vraiment pas faire autrement.

  — Je ne suis pas certaine de comprendre.

  — Eh bien… Je n’ai que deux places, et il faut reconduire Donato chez lui, il est…

  La voix de Marcus s’éteignit dans un marmonnement inaudible.

  — Tu dis ?

  Il soupira et plongea les mains dans ses poches d’un air ennuyé.

  — Je dis que Donato est venu en bus.

  — J’adore les transports en commun ! s’écria l’artiste d’un ton extatique. C’est toujours une plongée dans l’humanité d’une ville, dans ce qui fait sa substance vitale ! Pour quelqu’un comme moi, qui mène une existence solitaire, c’est un rappel essentiel de l’indispensable rapport à l’autre !

  Je cherchai le regard de Marcus, lequel contemplait avec fixité l’hommage au minimalisme de Donato. Darinsky, lui, semblait s’amuser au plus haut point.

  — Je ne suis pas venu en voiture, mais je serai ravi de partager mon taxi.

  — Ce ne sera pas nécessaire.

  — J’insiste pour vous ramener, Sophie. Je m’en voudrais d’obliger un génie de la peinture tel que notre ami Donato à plonger deux fois dans la même soirée dans la substance vitale de la ville. Le prolétariat a des goûts tellement frustes ! Se frotter à ces gens qui ne savent pas apprécier la peinture jetée sur les murs, quelle épreuve !

  Je vis Marcus fermer les yeux, comme pour attendre l’explosion imminente. Celle-ci ne vint pas. Donato hocha la tête et sourit.

  — Seuls quelques individus exceptionnels ont le courage d’exprimer des opinions contraires à l’avis général… Vous critiquez toujours les gens aussi durement ?

  — Ce n’est pas vous que je critique, c’est votre travail. Contrairement à ce que vous pensez, on ne peut pas assimiler l’un à l’autre. On n’est pas ce que l’on fait. Cela dit, je ne suis pas inquiet pour vous. La plupart des personnes ici présentes ne partagent pas mes vues.

  Donato éclata de rire. Marcus rouvrit les yeux.

  — On peut débattre de ce qui est de l’art et de ce qui n’en est pas. Je suis désolé que nos points de vue s’opposent, mais j’apprécie votre franchise.

  Darinsky hocha la tête mais ne sourit pas. Je commençais à me demander si mon drink ne serait pas plus à sa place sur sa figure que dans ma gorge.

  Quelqu’un s’approcha de Donato pour lui demander où il puisait son inspiration. S’étant excusé, l’artiste entraîna la dame avec lui pour lui présenter ses productions les plus complexes. Il devait parler de celles à deux couleurs.

  Quant à Marcus, une brève observation de Darinsky l’ayant convaincu que celui-ci n’était pas une proie pour lui, il se détourna de nous, probablement à la recherche d’une autre conquête.

  Parmi la petite assemblée qui déambulait dans la galerie, un verre à la main, un homme se détachait nettement du lot. Il n’était pas d’une beauté frappante mais quelque chose d’indéfinissable le distinguait. Il était de taille moyenne ; ses cheveux châtain clair rassemblés haut sur sa tête en queue de cheval et son bouc soigneusement taillé en pointe lui donnaient de faux airs de Lucifer. Je réprimai un sourire moqueur. Avec sa veste de motard cloutée et son jean de cuir noir, ce type semblait tout droit sorti d’un documentaire sur les Hells Angels. Plus je l’observais, plus il me semblait qu’il n’avait pas sa place dans cette galerie branchée pour collectionneurs fortunés.

  Intriguée, je m’approchais de lui. Il venait de se pencher devant Verdi, si près que je crus qu’il allait tomber dans les épinards. Puis je le vis se redresser et, avec une lenteur délibérée, secouer la tête d’un air effaré.

  — Tss, tss, tss…, dit-il entre ses dents. C’est vraiment de la merde.

  Darinsky fit un pas dans sa direction.

  — Il y a au moins quelqu’un qui est de mon avis, ici !

  — Où est la critique sociale ? poursuivit Lucifer. Où est la remise en question ? Ce n’est pas de l’art, c’est de la bouillie pour chats. Un crucifix dans le cul d’une vache, voilà de l’art ! Une photo en noir et blanc d’un noir et d’une blanche faisant l’amour, voilà de l’art ! C’est avec ce genre d’images qu’on fera sortir le gars du Middle West de ses idées toutes faites sur ce que doit être l’art !

  Darinsky recula d’un pas, soudain moins pressé de faire connaissance avec
Lucifer. Ce dernier tourna vers Marcus un regard plein d’espoir.

  — Désolé, mec, dit Marcus en levant les mains dans un geste apaisant. Moi, je n’y connais rien.

  Il se tourna ensuite vers moi de façon à exclure Lucifer de notre petit cercle et désigna mon verre d’un coup de menton :

  — C’est bon ?

  Voulait-il savoir ce que je pensais de ma vodka-Martini ou si j’étais prête à partir ? Dans le doute, je levai ce qui restait encore de mon drink comme pour porter un toast.

  — Je crois que ça va aller.

  — Vous avez eu votre dose de laideur pour la journée, ou j’attends encore un peu pour héler un taxi ? demanda Darinsky.

  — Vous n’êtes pas à New York. Ici, on appelle les taxis. Au téléphone.

  — Pas de problème, j’ai un portable. Marcus, j’ai été ravi de faire votre connaissance.

  Je m’approchai de mon ami pour l’embrasser sur les joues.

  — Toi, le menaçai-je à voix basse, tu vas avoir intérêt à te faire pardonner.

  — Trois coupes-brushing gratuites, ça te va ? proposa le traître.

  — Moi aussi, je me casse, déclara Lucifer en tirant sur sa barbichette. A un de ces quatre, Sophie.

  J’allais rétorquer qu’il pouvait bien faire ce qu’il voulait quand je me figeai, mal à l’aise. Avais-je manqué un épisode ? Comment connaissait-il mon nom ? Un regard en direction de Marcus me confirma que celui-ci était aussi surpris que moi.

  Donato nous rejoignit à cet instant, radieux.

  — Venez, je vais vous montrer le reste de ma collection.

  — Merci, répondit Darinsky, mais en voyant vos toiles, je viens de me rappeler qu’il faut que j’aille nettoyer mon tapis que j’ai malencontreusement taché de vin rouge. Quoique… Vous pensez que je devrais mettre le tapis sur cimaise ? Vous avez raison. Il se trouvera sûrement des gogos pour prendre ça pour de l’art…

  Donato le regarda, bouche bée. Je regrettai de ne pas avoir jeté mon verre au visage de Darinsky. A présent, je n’étais plus en état de viser correctement. Il était temps de prendre la fuite.

 

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