by Jean M. Auel
La crue était si forte qu’un jour elle finit par entraîner un des arbres qui poussaient au pied de la paroi rocheuse sur la rive opposée. En tombant, l’arbre heurta violemment la corniche, puis il fut entraîné à toute vitesse par le cours d’eau qui, de l’autre côté de la boucle, avait formé un lac long et étroit dans la partie basse des prés, inondant les berges et submergeant la végétation qui y poussait. Pendant un court instant, le géant entraîné par la crue fut retenu par les branches des arbres qui, sous l’eau, s’accrochaient au sol de toute la force de leurs racines. Puis le courant l’arracha brutalement à leur étreinte, déracinant au passage les arbres qui tentaient vainement de résister.
Le jour où Ayla entendit un craquement qui se répercuta le long des parois de la gorge, elle comprit que la chute d’eau venait enfin de se délivrer de l’emprise de l’hiver. Entraînés par les remous qui les faisaient s’entrechoquer, les blocs de glace vinrent buter contre la saillie rocheuse, puis ils la contournèrent. Lorsqu’ils disparurent, ils avaient déjà en partie fondus et allèrent grossir les eaux du lac qui se trouvait en contrebas.
Lorsque le niveau des eaux eut baissé suffisamment pour qu’elle puisse à nouveau emprunter l’étroit sentier qui conduisait à la rivière, Ayla s’aperçut que la plage avait changé d’aspect. Le tas boueux qui se trouvait à la base de la saillie rocheuse était plus important qu’avant.
En plus des os et des bois flottés, il y avait aussi maintenant des arbres entiers et des cadavres d’animaux. La forme de la plage avait changé et certains arbres avaient disparu, entraînés par le courant. Mais une partie de la végétation avait réussi à résister à la force de la crue. Dans cette région au climat essentiellement sec, les racines des arbres et des buissons s’enfonçaient profondément dans la terre, surtout lorsque ceux-ci poussaient un peu en retrait des berges. Habitués aux inondations annuelles, la plupart d’entre eux étaient solidement ancrés dans le sol.
Dès que les framboisiers se couvrirent de petites baies vertes, Ayla se mit à songer aux fruits qu’elle mangerait et cela lui posa un problème. Pourquoi penser à des baies qui ne seraient pas mûres avant le début de l’été quand elle savait qu’à cette époque elle aurait depuis longtemps quitté la vallée ? L’arrivée du printemps l’obligeait à prendre une décision – quand exactement allait-elle se remettre en route et partir à la recherche des Autres ?
Elle était en train d’y réfléchir, assise à l’extrémité de la corniche, un endroit où elle aimait s’installer parce qu’il était plat et qu’elle pouvait poser ses pieds un peu plus bas sur une légère saillie. Là où elle était, elle apercevait la vallée et, en tournant la tête, elle pouvait voir le début de la gorge en amont de la rivière. Pour l’instant, elle regardait vers la vallée et elle venait d’apercevoir Whinney qui rentrait après une promenade dans la prairie. Quand la jument arriva à la hauteur de la saillie rocheuse, elle disparut à la vue d’Ayla mais celle-ci entendit bientôt le bruit de ses sabots sur l’étroit sentier.
Elle sourit en apercevant la tête épaisse du cheval, ses oreilles noires et sa crinière brune et fournie. Le pelage jaune s’ornait maintenant d’une rayure brun foncé qui courait le long de l’échine, et la longue queue était aussi sombre que les oreilles. Les jambes de devant, brun foncé dans leur partie inférieure, portaient plus haut de légères zébrures, à peine perceptibles. Whinney jeta un coup d’œil à Ayla et hennit doucement, pour demander si elle désirait quelque chose, puis gagna la caverne. Bien qu’elle n’en eût pas encore tout à fait la carrure, elle avait atteint sa taille adulte.
Se retournant vers la vallée, Ayla réfléchit à nouveau au problème qui l’avait préoccupée ces derniers jours. Je ne peux pas partir maintenant, se dit-elle. Il faut d’abord que je chasse un peu pour faire des réserves de viande et que j’attende que certains fruits soient mûrs. Et que vais-je faire de Whinney ? Je ne peux pas la laisser ici. Mais que se passera-t-il quand je rencontrerai les Autres ? Me laisseront-ils la garder ? Jamais Brun n’aurait accepté que je garde un jeune cheval à la chair si tendre. Si les Autres décident de tuer Whinney, elle ne s’enfuira pas et les laissera faire. Et il n’est pas certain qu’ils m’écoutent si je leur demande de la laisser en vie. S’ils sont comme Broud, ils ne m’écouteront pas. Qui me dit qu’ils ne sont pas comme lui ? Ou même pire ? Après tout, même s’ils ne l’ont pas fait exprès, ils ont tué le bébé d’Oga.
Même si je dois partir à la recherche des Autres, je peux très bien rester un peu plus longtemps ici. Jusqu’à ce que j’aie reconstitué des réserves de viande et de tubercules. J’attendrai que ceux-ci aient suffisamment poussé, puis je m’en irai.
Soulagée d’avoir pris une décision, Ayla se leva et se dirigea vers l’autre côté de la corniche. Elle y fut accueillie par l’odeur de viande en putréfaction que dégageait le tas de débris récemment amoncelés à la base de la saillie rocheuse. Elle aperçut alors une hyène qui serrait dans ses mâchoires puissantes la patte avant de ce qui avait dû être un cerf. De tous les prédateurs et nécrophages, la hyène était la seule à posséder une telle force dans les mâchoires et dans le train avant. Cette dernière particularité lui conférait d’ailleurs une allure déséquilibrée.
La première fois qu’Ayla avait aperçu une hyène en train de renifler le tas de débris, il avait fallu qu’elle se retienne à deux fois pour ne pas la tuer avec sa fronde. En voyant la hyène extraire un morceau de charogne de dessous le tas, elle préféra lui laisser la vie sauve, consciente du service que l’animal rendait. Elle connaissait parfaitement ces animaux et savait que lorsqu’ils chassaient, ils s’attaquaient directement au bas-ventre ou aux glandes mammaires de leur proie, faute de posséder une détente suffisante comme les félins et les loups.
Mais leur menu habituel restait la charogne. Pour les hyènes, c’était un plat de roi. Elles ne se gênaient pas d’ailleurs pour fouiller les amoncellements d’ordures des humains et s’attaquaient aux morts lorsque ceux-ci n’avaient pas été enterrés assez profondément. Leur morsure était souvent mortelle pour l’homme et elles s’attaquaient aux enfants en bas âge.
Ayla frissonna de dégoût en observant la hyène en train de festoyer en bas de la corniche. Elle n’était plus toute seule, un glouton venait de s’approcher, attiré lui aussi par la charogne. Le glouton ressemblait à un ourson, mais il possédait une longue queue et des glandes aussi nauséabondes que celles du putois. Nécrophages, comme la hyène, les gloutons pénétraient parfois dans les campements en plein air ou les cavernes et se comportaient alors en véritables vandales. D’humeur batailleuse et intelligente, ils étaient très courageux et n’hésitaient pas à s’attaquer à n’importe quelle proie, même un cerf géant, alors qu’ils auraient pu se contenter de souris, d’oiseaux, de grenouilles, de poissons et de baies. Ayla avait déjà vu des gloutons se battre avec des animaux beaucoup plus gros qu’eux pour défendre la proie qu’ils venaient de tuer. Ils étaient dignes de respect et leur fourrure était très recherchée car elle était la seule à protéger efficacement du gel.
En entendant des battements d’aile, Ayla leva la tête et aperçut un couple de milans qui venaient de quitter leur nid installé à la cime d’un arbre sur la rive opposée. Lorsqu’ils se posèrent sur la plage, elle admira leurs ailes brunâtres largement ouvertes et leur queue fourchue. Même s’ils se nourrissaient eux aussi de charognes, cela ne les empêchait pas de chasser des petits mammifères et des reptiles. La femelle était un peu plus grande que le mâle et leur plumage était si beau qu’Ayla ne se lassait pas de les regarder.
Quant aux vautours, malgré leur tête chauve et hideuse, et leur odeur pestilentielle, elle les tolérait car elle aimait observer leur vol majestueux. C’était toujours très impressionnant de les voir planer sans effort et se laisser porter par les courants, jusqu’à ce que, apercevant une proie, ils plongent vers le sol et se précipitent sur le cadavre en allongeant le cou et en refermant à moitié les ailes.
Tous ces nécrophages festoyaient et il y avait
même maintenant parmi eux quelques corneilles noires. Ayla se félicitait d’une telle aubaine : plus vite ils nettoieraient le charnier et mieux cela vaudrait. L’odeur écœurante qui s’en dégageait finit par tellement l’incommoder qu’elle décida de changer d’air.
— Whinney ! appela-t-elle.
En entendant son nom, le cheval passa la tête par l’entrée de la caverne.
— Je vais marcher, expliqua Ayla. Viens-tu avec moi ? Reconnaissant le signal, Whinney s’approcha en remuant la tête de bas en haut.
Elles s’engagèrent sur l’étroit sentier, firent un détour pour éviter la plage et ses bruyants occupants et, après avoir contourné la paroi rocheuse, marchèrent le long de la rivière qui avait retrouvé son aspect habituel. Whinney semblait plus détendue maintenant qu’elles avaient laissé derrière elles le charnier et surtout les hyènes qui lui inspiraient une crainte irraisonnée depuis qu’elles avaient tenté de la dévorer.
Après être restée si longtemps enfermée, Ayla appréciait de pouvoir marcher librement au soleil, même si l’air était encore piquant et chargé d’humidité. A un moment donné, elle ralentit pour observer un couple de pics épeiches qui se livraient à des acrobaties aériennes, frappaient du bec sur une souche et se poursuivaient dans les arbres. Le mâle était facilement reconnaissable à la bande cramoisie à l’arrière de la tête. Connaissant les pics épeiches, Ayla savait qu’ils nichaient dans un vieil arbre creux et se servaient de copeaux pour faire leur nid. La femelle y pondrait six œufs environ qu’elle couverait avec soin. Mais dès que les petits seraient élevés, le couple se séparerait. Chacun repartirait de son côté et, cramponné à un tronc d’arbre, en frapperait l’écorce pour en faire sortir des larves. Dans les bois résonnerait alors leur appel qui ressemblait à un rire strident.
Les alouettes étaient bien différentes. Ces oiseaux vivaient en volées et ne formaient des couples qu’au moment de la reproduction. Le mâle défendait alors son territoire contre ses amis d’antan comme un véritable coq de combat. Pour l’instant, un couple s’élevait verticalement dans les airs et Ayla entendait son chant glorieux. Le volume était tel que même lorsque les oiseaux ne furent plus que deux petits points se balançant loin au-dessus d’elle, elle le percevait encore. Brusquement, ils se laissèrent retomber, comme des pierres, puis remontèrent en chantant à nouveau.
Ayla était arrivée à l’endroit où elle avait creusé la fosse. Du moins en avait-elle l’impression, car il n’en restait plus aucune trace. La crue avait emporté les buissons qui bordaient le piège et nivelé la dépression. Elle s’avança alors vers la rivière et but un peu d’eau. Quand elle se releva, elle aperçut une bergeronnette qui courait sur la rive. Elle ressemblait à l’alouette, en plus élancé, et le dessous de son corps était jaune. Pour ne pas mouiller sa longue queue, elle ne cessait de l’agiter de haut en bas.
Un flot de notes limpides attira alors l’attention d’Ayla sur un autre couple qui n’avait pas peur, lui, de se mouiller. Deux merles d’eau, en pleine parade, se faisaient des révérences. Une fois de plus, la jeune femme se demanda comment ils se débrouillaient pour garder leur plumage sec lorsqu’ils sortaient de l’eau où ils avaient plongé.
Lorsqu’elle regagna la prairie, Whinney était en train de brouter. Elle sourit en entendant le chick-chick de deux troglodytes mignons qu’elle venait de déranger en passant un peu trop près de l’arbuste où ils étaient perchés. Dès qu’elle se fut éloignée, un chant clair et mélodieux remplaça le cri d’alerte. Puis le mâle se tut et aussitôt après, la femelle s’exprima à son tour.
Ayla s’arrêta et alla s’asseoir sur un tronc pour écouter tranquillement les oiseaux. A un moment donné, quand une fauvette des buissons se joignit au concert en imitant le chant des autres oiseaux, elle fut extrêmement surprise. Impressionnée par la virtuosité de la petite créature, elle aspira l’air qui se trouvait dans ses poumons pour manifester son admiration et fut plus surprise encore d’entendre le sifflement qu’elle venait d’émettre. Le bruant qui se trouvait tout près d’elle lui répondit en lançant une note qui ressemblait à un sifflement aspiré et la fauvette imita le bruant.
Ayla était tellement heureuse de participer au concert qu’elle voulut recommencer. Aspirant l’air à nouveau, elle n’émit qu’un sifflement asthmatique. La fois suivante, elle prit une telle inspiration qu’elle fut contrainte d’expirer avec force, émettant alors un sifflement digne de ce nom. Ce son se rapprochait beaucoup plus du chant des oiseaux et l’incita à continuer. Après bien des essais, elle réussit à émettre un sifflement plus aigu même s’il manquait encore de volume.
Elle était tellement absorbée par ses efforts qu’elle ne remarqua pas que Whinney dressait les oreilles chaque fois qu’elle réussissait à siffler. Étonné par ce son nouveau, le cheval ne savait comment y répondre. Il finit par s’approcher d’Ayla en dressant les oreilles d’une manière cocasse.
— Cela t’étonne, n’est-ce pas, Whinney, que je puisse imiter le chant des oiseaux ? Moi aussi, j’avoue que je suis surprise. Je ne savais pas que j’étais capable de chanter comme eux. Enfin, presque comme eux... Je suis sûre qu’avec un peu d’entraînement, je finirai par y arriver. Voyons voir ce que ça donne.
Ayla prit une inspiration, pinça les lèvres, puis laissa échapper un long sifflement. Whinney remua la tête, hennit et se mit à piaffer. Quittant le tronc où elle était assise, Ayla s’approcha d’elle et la prit par le cou.
— Comme tu as grandi, Whinney ! s’étonna-t-elle. Tu as presque atteint ta taille adulte. Tu dois courir drôlement vite, maintenant. (Elle donna une claque sur la croupe de la jument.) Allez, Whinney, cours avec moi ! proposa-t-elle en se mettant elle-même à courir.
Whinney eut vite fait de la distancer et, allongeant le pas, se mit à galoper. Ayla la suivit pour le plaisir de courir. Elle continua jusqu’à épuisement et s’arrêta pour reprendre son souffle. Après avoir galopé jusqu’en bas de la vallée, la jument fit une large boucle et revint vers Ayla au petit galop. Comme j’aimerais pouvoir courir ainsi ! se disait la jeune femme. Nous pourrions partir ensemble partout où ça nous chanterait. Je me demande si je serais plus heureuse si j’étais un cheval ? Au moins, je ne serais pas toute seule.
Je ne suis pas toute seule, corrigea-t-elle aussitôt. Whinney me tient compagnie. Je n’ai qu’elle et elle n’a que moi. Malgré tout, j’aimerais bien pouvoir la suivre quand elle court comme elle le fait.
Elle éclata soudain de rire en voyant que Whinney, qui était couverte d’écume, se roulait dans l’herbe en agitant ses pattes en l’air et en poussant des petits gémissements de plaisir. Après s’être ébroué, l’animal s’éloigna pour aller brouter un peu plus loin.
Quand Ayla, qui avait repris son entraînement, émit un sifflement perçant, Whinney s’approcha aussitôt au petit galop. La jeune femme la prit par le cou, tout heureuse qu’elle ait répondu, puis elle se demanda à nouveau comment elle pourrait faire pour courir avec Whinney.
Et soudain, elle eut une idée.
Jamais cette idée ne lui serait venue à l’esprit si elle n’avait pas considéré Whinney comme une compagne et une amie avec laquelle elle venait de vivre pendant tout l’hiver ou si elle avait encore fait partie du Clan. Mais depuis qu’elle vivait seule, elle faisait confiance à ses impulsions.
Est-ce qu’elle va accepter et me laisser faire ? se demanda-t-elle en emmenant la pouliche près d’un tronc d’arbre qui se trouvait sur le sol. Elle grimpa sur le tronc, attrapa Whinney par l’encolure et leva une de ses jambes. Emmène-moi avec toi quand tu cours, Whinney, songea-t-elle en se hissant sur le dos de la jument.
Whinney, qui n’avait pas l’habitude de sentir un poids sur son dos, baissa les oreilles et se mit à piaffer nerveusement. Même si ce poids l’incommodait, la présence d’Ayla lui était familière et les bras de la jeune femme autour de son cou finirent par la rassurer. Elle se cabra un peu, puis, voyant qu’elle ne pouvait se débarrasser de son fardeau, elle partit au galop vers le bas de la vallée.
Menant une vie sédentaire, n’appartenant pas à une horde qui l’aurait entraînée dans son sillage, n’ayant jamais eu à échapper à des prédateurs, Whinney n’avait pas l’habitude de galoper longtemps et lorsqu’elle arriva au fond de la vallée, elle ralentit l’allure et s’immobilisa. Ses flancs palpitaient sous l’effort et elle laissa retomber sa tête.
— C’était merveilleux, Whinney ! dit Ayla en descendant du cheval. Les yeux brillant d’excitation, elle prit le museau de Whinney et y posa sa joue. Puis elle serra affectueusement la tête de l’animal sous son bras, comme elle le faisait quand Whinney était encore toute jeune. Cette marque d’affection était réservée aux grandes occasions.
Ayla était folle de joie. Elle trouvait merveilleux d’avoir pu galoper sur le dos de Whinney. Jamais elle n’aurait imaginé que ce fût possible. Personne encore ne l’avait imaginé.
10
Ayla éprouvait une joie inexprimable à monter Whinney, surtout lorsque la jeune jument galopait à toute vitesse. Jamais encore elle n’avait ressenti une émotion si vive. Et Whinney elle-même semblait y prendre plaisir maintenant qu’elle avait l’habitude de porter Ayla sur son dos. Très vite, la vallée leur sembla trop petite et elles allèrent chevaucher dans les steppes à l’est de la rivière.
Ayla savait que bientôt elle devrait se remettre à chasser, à cueillir et à engranger les réserves que lui offrait la nature. Mais on n’était qu’au début du printemps et la terre tardait à s’éveiller : il n’y avait encore ni tubercule ni bourgeon et elle s’estimait heureuse quand elle pouvait ramasser un peu de verdure pour varier son menu d’hiver. Elle profitait de ces loisirs forcés pour monter Whinney le plus souvent possible et la plupart du temps, elle partait le matin avec la jument et ne revenait que tard le soir.